Amina Hassan Al-Ahram Hebdo - Juillet 2004
Auteur à succès de romans où elle défend la cause féminine, Iqbal Baraka vient de recevoir le prix d'Estime de l'Etat pour les lettres. Mais elle se revendique plutôt journaliste pour négocier une meilleure place pour la femme dans la société.
Ce prix prestigieux, acquis de haute lutte, consacre sa réussite qu'elle doit d'abord à un goût bien connu de l'ordre et de la justice. « Ecrire pour moi, c'est restaurer l'ordre dans le désordre. Tout être doit accomplir son devoir selon ce que lui dicte sa conscience », dit-elle. Dès ses débuts de nouvelliste à la revue Sabah Al-Kheir, en 1971, après l'obtention d'une licence ès lettres anglaises, elle met en cause l'ordre social où la femme n'est pas traitée à pied d'égalité avec l'homme.
Elle privilégie un regard critique des comportements masculins et des relations entre hommes et femmes inscrites dans un paradoxe insurmontable, poussant celles-ci dans des retranchements étouffants. Avec une précision de bon aloi et nul esprit vindicatif, elle s'attaque au complexe de Shahrayar qui enferme les hommes dans une attitude de despotes. Shahrayar, personnage mythique de la littérature arabe, déflorait les pucelles qu'il épousait la veille, pour les décapiter le lendemain. Ravalée ainsi au rang d'objet de plaisir, la femme est étrangère à l'homme en dehors de ce statut. Dans son premier roman, Wala nazal asdéqaa lil abad (Que nous restions amis à l'éternité), Iqbal explore les difficultés que rencontre une jeune femme intellectuelle et ambitieuse dans une société virile qui ne voit en elle qu'une belle chose, faite pour le plaisir des yeux.
Cependant, les critiques raillent ce roman écrit par Iqbal sans scrupules sur la langue, la qualifiant de « romancière qui a fait rire Sibawayh (Ndlr : le grand linguiste arabe) ». Le fameux critique, le Dr Abdel-Moneim Téleima, apprécie, tout de même, l'audace de son style, et fait l'éloge de son roman dans un programme à la radio, lui prédisant un destin d'exception.
Pour faire un travail bien pesé, Abdallah Al-Toukhi, rédacteur à Sabah Al-Kheir, lui conseille de maîtriser la langue arabe et l'inscrit à la section de ce nom à la faculté des lettres de l'Université du Caire. Planchant sur la littérature et la philosophie arabo-musulmane, elle ne renonce pas à sa cible : faire ressortir le complexe de Shahrayar inhérent à la conduite des hommes, à travers les actes des personnages de son œuvre. « L'écrivain ne peut rien faire sans cible. La cible ou objectif est verbe, et le verbe est action. La conscience de la cible est la source d'énergie essentielle pour triompher des difficultés et des aversions », argumente-t-elle. Son second roman, Temsah al-bohayra (Crocodile de la rivière), révèle les mille astuces qu'emploie un simple secrétaire au service d'un homme d'affaires riche, pour séduire sa fille.
Et à la mort de ce notable, il courtise son épouse pour hériter de sa fortune et son prestige social. Révoltée, la fille du notable le tue, dans un style s'apparentant à celui de Hamlet. Iqbal reprend le thème de l'exploitation et de la discrimination de la femme par l'homme, à nouveau, dans son roman, Al-Fagr li awel marra (L'Aube pour la première fois). Un intellectuel communiste y use des charmes d'une infirmière sans lui payer ses soins. Le frère de cette dernière, conscient de sa débauche, essaye en vain de la faire chanter pour lui extorquer de l'argent, puis finit par l'assassiner. Ignorant sa conduite immorale, une jeune femme cultivée, amoureuse de cet intellectuel de gauche, lui tend la main pour l'extraire à la confusion où il se noie.
A travers ce héros, Iqbal fustige l'ambivalence éthique des communistes tant voués à glorifier l'utopie totalitaire sans pouvoir matérialiser ses idéaux en réalité. Cet homme de gauche initie l'infirmière au droit au plaisir sans lui procurer l'arme nécessaire à défendre sa liberté sexuelle. Par ces portraits d'hommes, ces intrigues, Iqbal entraîne ses lecteurs dans un monde écartelé entre passion et intérêts, utopie et décadence, agitation et violence, où la femme des couches sociales inférieures ou moyennes, est tantôt victime, tantôt affranchie et désabusée. L'aspect macabre des situations n'est jamais surexploité, juste le nécessaire pour donner une crédibilité aux sentiments et réactions des personnages. Sentiments de vivants.
Cependant, Iqbal est controversée par des femmes assagies, dont la capacité à s'enthousiasmer pour changer de destinée, s'ouvrir au monde et prendre ses responsabilités s'est émoussée. Elle attise, de même, la colère des hommes, dont elle fait voler en éclats le monde bien étanche, interdit à l'intrusion des femmes, pour préserver pouvoirs et privilèges. Elle pense que le véritable ennemi de la femme n'est pas l'homme mais l'ignorance et la régression de la pensée libérale. « Quoi de plus frustrant que l'imposition du voile, appartenant à une époque révolue, à la femme pour l'exiler de l'espace social, réduire ses droits et la contraindre à vivre dans l'ombre de l'homme ? », s'indigne Iqbal. Et ce après tant d'évolutions et de luttes pour émanciper la femme, commencées au début du XIXe siècle par Réfaa Al-Tahtawi, promoteur de la pensée arabe contemporaine, relayé par l'avocat Qassem Amine, et enfin par l'écrivain Malak Hefni Nassef, qui a établi le courant de pensée féminine dans la littérature arabe moderne.
Forte de ces repères historiques et de leurs pensées progressistes, Iqbal rend caduques les idées réductrices des chantres du port du hijab, en offrant une fine et éclairante perception de l'islam dans son livre, Al-Maraa al-mosléma fi séraa al-tarbouch wal qobbaa (La Femme musulmane dans le conflit entre tarbouch et chapeau ). « L'islam est une révolution éthique et civilisationnelle, venue réformer les fondements obscurantistes d'un ordre social archaïque, au XIVe siècle. Cependant, l'enfermer dans ce contexte historique, c'est frapper l'islam de sécularisation, sabordant le plan de Dieu pour les hommes et la portée universelle de son message valable pour tous les temps », souligne Iqbal dans le livre. Citant le grand penseur islamiste, Gamaleddine Al-Afghani, elle ajoute : « La voie de l'Ijtihad en islam n'est jamais fermée ou exclusive à des érudits ou des époques. Il est toujours possible de puiser dans le Coran et les hadiths (discours du prophète) des textes explicatifs, adaptés aux besoins du présent, et orientant l'avenir ». D'après Iqbal, le prophète Mohamad serait présent à notre époque, où la femme astronaute explore l'espace, la femme officier de marine, juge ou même mécanicienne s'active dans son domaine du travail, à l'instar des hommes, il aurait toléré son habit moderne, supprimant le voile. Et ce, à la surprise des monaqqabat, « femmes camisolées, traversant l'espace social comme des fulgurances insignifiantes », selon l'expression d'Iqbal. La connaissance de son histoire est une urgence pour la femme, surtout, lorsque les oulémas de la régression s'emploient à effacer ses traces de la longue histoire de son pays.
Cette fibre révolutionnaire au naturel chez Iqbal concourt au rôle qu'elle tient à la tête de la rédaction de la plus prestigieuse revue féminine arabe, Hawa. De prisonnière des questions de mariage, de divorce et des problèmes domestiques, Iqbal la transforme en fenêtre sur le monde et les autres cultures. Avec son équipe, elle force la note parlant du kholea (divorce des femmes), du phénomène menaçant du mariage orfi, du tribunal de la famille, de l'attribution de la nationalité de la mère à l'enfant d'une Egyptienne mariée à un étranger, etc. Les résonances de leurs écrits parviennent aux hautes sphères politiques et inspirent les législateurs dans la promulgation des lois sur ces questions. Fidèle au principe républicain qui garantit l'égalité des droits et des chances aux hommes et aux femmes, Iqbal explore les conditions présentes pour permettre à celles-ci l'exercice d'un partenariat politique adéquat. « Les femmes doivent occuper 25 % des sièges du Sénat et du Parlement et être présentes dans la même proportion sur les listes des candidats des différents partis », suggère-t-elle. Et d'ajouter : « La femme doit prendre sa place dans l'Histoire non pas en tant que femme, mais combattante pour l'intérêt de sa nation. La base de la nation, c'est le peuple. Et celui-ci est constitué d'hommes et de femmes ».
Elle rappelle que l'Egyptienne a gouverné son pays dans l'Antiquité, et a joué un rôle de premier ordre dans la lutte pour sa libération de l'occupant britannique. Cependant, Iqbal n'ambitionne aucun pouvoir, car elle n'appartient à aucun régime, si ce n'est le régime de la liberté. Elle veut juste continuer à écrire des romans et dans la presse, comme ses pairs, romanciers et dramaturges, Ossama Anouar Okacha, Mohamed Salmawy, Mahfouz Abdel-Rahmane, etc. Après avoir acquis notoriété en littérature et sans abandonner les délices de l'écriture romanesque, ceux-ci trouvent satisfaction à rédiger un article concis mais profond, politique et autre, prenant le parti de murmurer lorsque le monde tempête, rire quand le contexte pleure, rêver car c'est là où se crée le monde, dans un style parfois onirique, parfois déclaratif et frontal.
Confiante en elle-même, Iqbal sait renaître à travers batailles et déceptions, débordante de douceur et de tous les excès, menant de front son œuvre et la gestion de sa revue, toujours fidèle à son unique compagnon de vie, son mari. Son parcours n'est pas un mirage, mais une honorable lutte pour un monde juste envers la femme.