L’écrivain iraqien Fouad Al-Takarli vient de nous quitter à l’âge de 81 ans. Dans cet extrait de l’un de ses premiers romans, Al-Wadjeh al-akhar (Al-Adab, 1960), il exprime l’un de ses thèmes récurrents, autour du sentiment de non-appartenance de son narrateur.
L’autre visage
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Alors qu’il passait devant le café de Hassan Agami, il se dit qu’il reviendrait s’y installer l’après-midi du même jour. Il ne s’y trouvait que quelques personnes âgées, à la retraite. Le sol était bien lavé et propre et il y planait une atmosphère de sérénité. Il aimait depuis sa venue à Bagdad savourer des moments matinaux à la terrasse de ce café pour boire le thé des premières théières, mais les aiguilles de la montre étaient toujours avares de ces quelques minutes.
La rue Al-Rachid était bouillonnante de va-et-vient alors que le soleil blanc emplissait encore et encore l’esprit de Mohamad Gaaffar. Lorsqu’il dépassa l’échoppe du repasseur avec son vent chaud, il ressentit une légère brise qui embrasa son visage du froid de l’automne. La grande horloge au coin de la rue marquait 7h et quart. Il avait encore le temps pour une courte marche jusqu’à la Porte d’Al-Moazzam qui pourrait lui faire éviter la circulation de la station de la Hidrakhana. Il était calme. Il ressentait la propreté de sa barbe bien rasée et de sa disposition psychologique à jouir de la beauté de cette matinée resplendissante. Il vit la belle jeune fille arriver de loin en compagnie de son amie. Elle portait une robe mauve qui allait bien avec la pâleur de sa peau blanche. Ses yeux étaient noirs et effilés. Elle se tut lorsqu’il s’approcha d’elles. Elle pressait avec ses livres sur le bas de son sein gauche et mouillait ses lèvres avec sa langue.
Il avait l’habitude de la voir depuis l’ouverture des écoles, il y a un mois. Il n’était pas intéressé à comprendre le sens qui se cachait derrière la vérité qu’il ressentait mystérieusement sur le fait qu’il se démenait pour la voir chaque fois qu’il le pouvait. Le soleil incitait à la joie sur la place et les taxis devenaient lumineux grâce à son éclat. Il ne voyait des maisons lointaines qu’une chaîne qu’on ne pouvait pas très bien définir et qui ne portait pas atteinte à la bonne humeur. Que voulait dire qu’il soit marié et qu’il ne pouvait en aucun cas entrer en communication avec cette jeune fille ?
La vie s’ouvre quelque fois comme ce ciel de perle et porte en elle toutes les valeurs que l’homme accepte et celles qu’il réfute. L’important, c’est d’avoir cette prédisposition d’affronter ce genre de vie au milieu du chemin. Il ne lui vint pas à l’esprit de se demander s’il possédait cette prédisposition. Il était sûr qu’il était d’une nature noble qui pouvait aimer tous les êtres, même son enfant qui n’était pas encore né. Il était sans doute la cause de cette noblesse. L’image de sa femme avec son ventre gonflé sous la robe étroite lui traversa l’imagination. En une seconde, il se sentit rasséréné comme s’il possédait le monde. Il n’essaya pas de comprendre la raison de tout cela. Peut-être était-ce son fils, la brise froide de l’automne ou les yeux effilés de la jeune fille ou encore autre chose qu’il ignorait ?
Il trouva le lieu bondé lorsqu’il arriva à la station de la Porte d’Al-Moazzam. Il se posa dans un coin en attendant l’occasion de monter. Les grands bus rouges arrivaient vides puis se remplissaient rapidement et partaient en crachant leur fumée brûlante sur les visages des personnes qui attendaient. Devant lui, tout près, se tenait une jeune fille. Elle avait de longs cheveux noirs et des formes séduisantes. Il souhaita prendre le même autobus qu’elle, s’asseoir près d’elle et sentir son odeur féminine. Il n’avait pas de rapports avec sa femme depuis plus de 20 jours. On l’avait informé que cela provoquait, sans raison, du mal à sa femme et au nourrisson. Il s’écarta d’elle bien qu’elle ne s’opposât à aucun acte qu’il lui demandait. Combien elle apparaissait simple, et tranquille quelquefois. Il l’aimait pour ces bonnes heures de leur vie lorsqu’il sentait qu’elle lui offrait son être dans son entier pour qu’il le possède. Et tout cela sans raison.
Et pourtant, ces yeux dégoulinant de tendresse pouvaient laisser fuser — à des moments de dureté — une haine effroyable à l’issue de querelles stupides dont il ne comprenait pas comment elles commençaient, pourquoi elles se prolongeaient et comment elles se terminaient. Il se laissait vaincre après chacune de ses vagues de haine, car il ressentait qu’il la tuerait s’il attendait plus longtemps.
Il ressentit la brûlure du soleil sur son dos et son cou. Ce n’était pas correct qu’il revienne sur ces heures noires avec sa femme. Il faisait vivre la haine dans son cœur et la faisait grandir à chaque fois qu’il ravivait ces souvenirs.
Et la haine est son ennemi depuis qu’il avait compris le sens de certaines choses en lui. Les grands parmi les hommes ont fait des efforts pour aimer autant qu’ils pouvaient et embrasser le monde dans les replis de leurs cœurs. C’était difficile à atteindre au début, puis ils l’ont compris après de difficiles expériences et gagnèrent pour toujours une valeur noble. Mais étaient-ils heureux ? Etaient-ils sereins ?
Cette valeur n’était sans doute pas une paix ou un bonheur comme on peut l’imaginer. C’est un état d’âme qui ne s’embrouille pas dans les chemins sinueux. Sinon pourquoi ressentons-nous de la haine avec une telle facilité ?
Ses idées arrivaient en ce matin ensoleillé, se prolongeaient et se reliaient de manière inattendue. Il prenait plaisir à leurs passages silencieux dans sa tête. Il remarqua que la jeune fille avait disparu, alors que la circulation ne s’était pas calmée. Il lui restait encore un peu de temps pour reprendre le fil de ses méditations. Il sentit une main sur son épaule. Il lui traversa l’esprit que la compagnie d’un ami le priverait de ses dernières minutes de solitude. Il se retourna calmement et son regard tomba sur le jeune étranger. Il fut frappé par ses grandes lunettes noires sur les yeux et la pâleur extrême de son visage. Il ne reconnut personne parmi les gens qu’il connaissait. Il le fixa quelques secondes en silence. Ses épaules étaient élevées et énormes et la couleur de son visage d’un brun d’acier. Il se sentit embarrassé après s’être demandé ce qu’il pourrait bien lui vouloir. Il vit le bras du jeune homme s’abattre à ses côtés tout en l’écoutant gémir d’une voix basse et rêche :
— Je suis malade. Emmène-moi à l’hôpital. Je n’arrive pas à marcher. Je …
La tête du jeune homme se laissa légèrement tomber. Ses courts cheveux noirs étaient coupés sans soin. Il parla à nouveau lentement :
— Je me meurs … Je me … meurs.
Il entendit ses paroles comme le dernier souffle sortir à voix basse de ses lèvres serrées. Son cœur battait, et les rayons du soleil brûlaient le côté gauche de son visage. Il n’entendait plus le vacarme du monde autour de lui. Ils étaient deux êtres isolés dans un monde sans hommes.
— Qu’as-tu ?
Comme s’il avortait. Il se retourna et ne trouva pas de taxi dans la rue. Il ne trouva pas non plus parmi les personnes debout quelqu’un s’intéressant à ce qui leur arrivait. Le jeune homme, la bouche légèrement entrouverte était adossé au poteau en fer derrière lui. Il ressentait de la pitié pour lui et il se sentait embarrassé et intimidé. Il fit un pas en arrière sans attendre sa réponse. Etait-il un animal ou un être impuissant de manière pathétique ? Qu’allait-il faire ? Allait-il se laissait vaincre ? Se laissait vaincre par les limites inhabituelles de son humanité ?
Il voulut sincèrement un moment faire un acte qui puisse aider le jeune homme, lui montrer qu’il était à ses côtés en ce monde et qu’il n’était pas seul. Il revint encore quelques pas en arrière. Une grande défaillance apparut sur le jeune homme qui lui fit perdre toute force. Ses jambes se plièrent petit à petit et il s’imagina entendre sa lourde respiration enrouée. Il avait peur de lui, peur de cette défaite effroyable.
Il se vit sauter dans la rue et se laissait pousser par la foule qui montait dans le bus. Il le vit, à travers la vitre du bus, assis à terre, les genoux élevés près de sa poitrine alors que sa tête pendait entre eux. Une masse noire, triste. Et la voiture s’ébranla (…).
Traduction de Soheir Fahmi
Source: Ahram Hebdo