La Trilogie de Gulpérie Efflatoun-Abdalla


Gulpérie Efflatoun-Abdalla

Égyptienne de naissance et d’éducation française, elle a vécu intensément les graves changements de société qu’a connus son pays.
Ses poèmes, Pierres sur le Chemin , ont été publiés chez Pierre Seghers:228, Bd Raspail Paris XIV
LaTrilogie: Gulpérie, La Ballade des Geôles, D’une Mort à l’Autre, a paru en 2001 et 2002 chez l’Harmattan, 57, rue de l’Ecole Polytechnique, Paris V

GULPÉRIE

Histoire d’une vie. Histoire d’un siècle. Mais aussi Histoire d’un grand amour, celui de deux êtres surgis de deux milieux totalement différents . Gulpérie Efflatoun et Ismaïl Sabry Abdalla. La dynastie ottomane de Mohammed Ali régnait alors sur l’Egypte et l’Angleterre occupait le pays. Gulpérie appartient à cette aristocratie turco-circassienne proche de la famille royale qui parlait français et turc, l’anglais plus volontiers que l’arabe. Son nom, Gulpérie, porte deux lettres impossibles à prononcer en arabe, le u et le p. A peine capable de réciter par cœur quelques prières, elle n’ appréciait aucunement les richesses et les beautés de la langue du Coran. Ismaïl, lui, représente l’Egypte profonde, sa famille vient d’un village de la région de Mallawi dont le nom signifie Bouche d’Amon: Reramon. Le système de préjugés de l’époque ne pouvait que séparer ces deux êtres. Mais Gulpérie Efflatoun et Ismaïl Sabry Abdalla se sont rencontrés et plutôt que d’un choc de cultures, comme on aime à dire aujourd’hui, ce fut un enrichissement réciproque, une double ouverture à l’autre .
Dans ce premier volume d’une trilogie, Gulpérie nous raconte le cadre de vie de l’aristocratie turco-circassienne. Ses parents sont des cousins, tous deux nés Efflatoun. Le père est un grand entomologue. Une chaire est créée pour lui à la faculté d’agriculture. Il portera bientôt le titre de noblesse ottoman: pacha. La mère, Salhah, est une forte personnalité qui ne s’accommodera pas d’un statut d’épouse. Née à Choubrah dans ce quartier aujourd’hui populeux mais que l’on comparait alors aux Champs Elysées du Caire, Gulpérie mène une vie de palais . Femmes de chambres , valets, majordomes, maîtres d’hôtel, sofraguis, chefs de cuisine et ses marmitons, petites bonnes à tout faire. Ceci sans compter les deux jardiniers, deux cochers et leurs palefreniers, et bientôt un chauffeur: pour finir les trois portiers. Sa petite sœur Inji n’est pas encore née quand sa mère décide de quitter son père. Alors commence une vie faite de séparations: elle quitte la maison de Choubrah pour s’installer à Zamalek, puis à Meadi. De la révolution de 1919, Gulpérie conserve le souvenir collectif de l’esprit qui l’animait: dans les rues, chrétiens et musulmans réclament la liberté; prêtres coptes et cheiks musulmans manifestent, la main dans la main. L’Indépendance ou la Mort, les Anglais hors du pays. Puis vient le temps de la scolarité. Et Gulpérie de jeter un savoureux regard de musulmane sur l’éducation des années trente du vingtième siècle chez les religieuses du Sacré Cœur: à l’affût du péché, péché que de regarder son corps nu au bain, offense que de tenir un journal intime. Nombreux sont pourtant les portraits de femmes qui veulent rompre avec les préjugés d’une société de riches. Quoique divorcés, son père et sa mère ont veillé d’accord pour qu’elle réalise ses ambitions. Mais le droit au travail est encore à conquérir. Salhah Efflatoun qui représentera la Haute Couture parisienne au Caire devra se cacher sous le faux nom de Monique pour apprendre à Paris ce métier. Un secret qui, dévoilé par un fidèle ami provoque le scandale. Salhah travaille! Elle-même, poète publiée dès l’âge de 14 ans, n’hésite pas à s’engager pour un travail d’archiviste dans le cadre d’un quotidien de langue arabe. Une Efflatun! Mère et fille affrontent le scandale que représentait le travail dans ces classes aisées. Pour Gulpérie, le scandale se transformait déjà en exploit . La petite sœur, Inji révoltée par la grande pauvreté du peuple et la richesse de son milieu s’engage dans le communisme. Elle voulait comme tous les autres préparer des lendemains qui chantent. Ses dons de peintre se révèlent dès son plus jeune âge; le grand peintre de l’époque, El-Telmessani, sera son maître.
Paris s’ouvrait au lendemain de la guerre. Gulpérie découvre que les intellectuels, savants, écrivains, artistes qui se sont dressés contre l’occupation de son pays sont presque tous communistes. Les Joliot-Curie, Aragon, Elsa Triolet, Paul Eluard, Tristan Zara, Léger, Picasso. Elsa Triolet publiera dans Lettres Françaises sa première nouvelle: 21 février, récit de cette journée de manifestations ouvrière et estudiantine à laquelle sa petite sœur Inji a participé . A Paris elle rencontrera avec Moustapha Ziwar et Mostapha Safouan, Ismaïl Sabry Abdalla. Et la voilà éblouie par cette classe d’Egyptiens qui ne sont pas de sa condition sociale, étonnée de constater leur goût pour l’art, la musique, la poésie. Ziwar est de son milieu turco-circassien, mais Ismaïl ! mais Mostapha!
Ismaïl lui donnera des leçons d’arabe. Ils ne se sépareront plus jamais.
Leur mariage, le 29 novembre 1951 s’est fait en grande pompe dans les ateliers de Salhah, avec 200 invités. Ismaïl venait de réussir son doctorat d’économie politique avec mention très bien et félicitations du jury. Avec le soutien de Pierre Cortade, rédacteur à l’Humanité, de Maxime Rodinson, éminent arabisant, il lançait la revue Moyen-Orient.
Le monde de la paysannerie égyptienne s’alliait à l’aristocratie turque. Les activités politiques d’Ismaïl demeuraient secrètes; Gulpérie ne connaissait alors ni le nom d’emprunt de son mari, ni le vrai nom du secrétaire du Parti, celui qui signait Khaled. A Paris, elle n’avait pas rencontré Fouad Morsi, fondateur du parti communiste égyptien




LA BALLADE DES GEÔLES


Ils étaient encore à Paris en 1948 quand les Sionistes proclamaient l’Etat d’Israël. Sept pays arabes décidaient de s’opposer par la force à cette décision. Mais leurs gouvernements profitaient de la situation pour persécuter les communistes sous prétexte que l’U.R.S.S. avait voté le partage de la Palestine, et que certains pays de l’Est livraient des armes aux Israëliens. En Irak, la police arrête le secrétaire du Parti Communiste et trois de ses dirigeants. Sans même les juger, Noury El Saïd les fait pendre sur une place de Bagdad! Au Chili , le parti communiste chilien avait été mis hors la loi, Pablo Neruda contraint à l’exil.
Le 23 juillet 1952 , éclate la révolution nassérienne. Farouk démissionne en faveur de son fils Ahmed Fouad alors âgé de sept mois, et part en exil. Il n’y avait pas eu d’effusion de sang. Mais quand les ouvriers de l’usine de tissage de Kafr-el-Daouar ont fait la grève pour réclamer une hausse de salaires et de meilleures conditions de travail, la police les a dispersé brutalement; jugé leurs dirigeants par des tribunaux militaires, condamné à mort et exécuté. C’est alors que le parti communiste égyptien entrait en opposition avec le nouveau régime. Guerre ouverte aussi entre Frères Musulmans et Nasser. Lors d’un grand rassemblement à Alexandrie, les Frères Musulmans manquent l’assassinat de Nasser. Plusieurs de leurs chefs sont jugés par des tribunaux militaires et condamnés à mort.
Les débuts du nouveau règne sont pourtant grandioses. Nasser part à Bandung rencontrer Nehru,Sokarno, Chu en Lai ,Tito... Inji , son mari Hamdi Aboul Ela, Ismaïl font partie du bureau du Parti Communiste Egyptien. Le pays peut compter sur une classe d’intellectuels de haute qualité qui applaudissent à la politique de non-alignement dans la guerre froide des grandes puissances. Mais déjà Hamdi est emprisonné. Un an après sa libération il mourra d’une hémorragie cérébrale. Ainsi échappera-t-il aux vagues successives d’arrestations. Nommé conseiller de ‘Abd-el-Nasser, Ismaïl est aussitôt arrêté. Torturé pour avouer le vrai nom du Secrétaire du Parti, il résiste. Un an de sévices puis il est libéré. Le pays connaît alors une grande vague de nationalisations et la gauche unifiée soutient la politique gouvernementale. Ismaïl, nommé directeur de section à l’Organisme Économique qui vient de se créer, est à nouveau arrêté à l’aube de l’année 1959. Et les femmes sont déjà suffisamment prises au sérieux pour être incarcérées. Inji, sous mandat d’arrêt, se cachera sous des vêtements de paysanne trois mois durant mais n’échappera pas plus longtemps à la prison. Cinq années durant, les communistes subiront de mauvais traitements . Soumis à un procès de pure formalité, ballotté de prison en prison jusqu’à celle du désert de Kharga, Ismaïl ne signera jamais une renonciation à son idéal pour être libéré. Les gens du Saïd qui l’accueilleront à son retour reconnaîtront là un des leurs: un vrai Saïdi, courageux et digne de respect. Inji et Ismaïl ne seront libérés qu’à l’occasion de la visite de Khrutchev en Egypte, quand sera inauguré le Haut Barrage d’Assouan.
Cinq années durant, Gulpérie vit, tendue vers la libération de son époux. En quelques pages, elle nous fait revivre ces années d’angoisse et de solitude. Angoisse quand un détenu, Shouhdi Atteya meurt des séquelles de la torture. Espoir quand Loutfi El Kholi, Loutfallah Soliman et Lewis Awad sont libérés. L’attente est interminable. On assiste comme aux premières loges au procès des 61 accusés, Ismaïl est défendu par un des grands ténors du barreau. Ils n’étaient alors que deux, ces ténors: Mohammed Abdalla et Moustapha Marei. Mais l’art le plus éloquent ne pouvait sauver les inculpés de la prison. Torturés, oui, mais Ismaïl peut quand même cultiver des roses pour les offrir à Gulpérie, et dans le désert, entretenir un potager et transformer les cellules de prison en salles de cours. Il donne des leçons d’économie politique à quelques camarades et s’instruit en mathématiques auprès d’un autre distingué détenu: Abdel-Azim Anis. La courageuse Salhah Efflatoun surmontera sa honte de savoir sa fille et son gendre en prison; vêtue d’un habit d’orgueil elle ne cessera de répéter: C’est un honneur que d’être en prison.

D’UNE MORT A L’AUTRE

Ce troisième volet de la trilogie va des circonstances de la mort de Nasser jusqu’à celles de l’assassinat de Sadate. Après la libération, Ismaïl passe six mois sans travail, puis il est nommé directeur d’une grande maison d’édition nationalisée, Dar-el-Maaref. Il deviendra vite directeur de l’Institut de Planification. Le parti Communiste égyptien d’accord avec ‘Abd-el-Nasser, décide de se dissoudre et l’histoire du pays continue à infléchir les destins: c’est la défaite de 1967, l’invasion du Sinaï par les Israéliens. Nasser est vaincu; le sourire qui découvrait ses dents de carnassier a disparu. Il veut se désister de son poste en faveur de Zakarieh Mohieddine. Alors se révèle une véritable histoire d’amour entre le Rayes et son peuple. La foule inonde les rues, réclame le Père, réclame ‘Abd-el-Nasser, cela malgré l’humiliation amère de la défaite, malgré les anciennes erreurs, les tâtonnements, les injustices. Abd-el-Hakim Amer, ministre de la guerre, mis aux arrêts en août de l’année de la défaite, se suicidera, et Gulpérie, qui a souffert de par sa faute, qui l’a haï, ces années des geôles, enregistre tous ces mots d’amour qui se répètent quatre années après la défaite, le jour de la mort du Rayes, Gamal, Amour des milliers! Tu vis en nous! Nous sommes tous des Nasser! tu restes vivant, Gamal! Tu es l’Egypte! Nous poursuivons le chemin!...
Avec Sadate, c’est un nouveau chapitre de l’histoire. Un complot, un renouvellement ministériel et Ismaïl est nommé ministre de la planification. Il rentre de Russie pour occuper son nouveau poste. Quatre fois, il prête serment à l’occasion d’un remaniement ministériel. Fouad Morsi, l’ancien secrétaire du parti, nommé ministre du Ravitaillement est vite liquidé. Ismaïl tient la rampe. Il a l’occasion de rencontrer Allende, ou Karldeg, numéro 2 du régime Tito, de dîner dans les grands salons du State Department avec Kissinger, ce soir même où la Turquie envahit Chypre. Ceux qui ont changé de trottoir pour éviter de serrer la main à Gulpérie quand Ismaïl était en prison, s’empressent autour de l’un ou de l’autre. Mais ce genre de vie diplomatique n’est pas au goût d’Ismaïl et de Gulpérie. Leurs ambitions intellectuelles en sont frustrées. Au cinquième remaniement ministériel, Ismaïl refuse le poste de ministre. Il reprend sa vie académique, ses voyages, il participe à des séminaires. Il reprend son militantisme. Préside le Forum du Tiers Monde. Le tout nouveau parti de la gauche, le Rassemblement national Progressiste Unioniste, publie un hebdomadaire: El Ahali. Il y a sa colonne: les mots et les sens. Les membres du Rassemblement font campagne pour occuper des sièges au Parlement. Ils en obtiennent trois dont un pour Khaled Mohieddine, son secrétaire. Inji a déjà renoncé à dépasser le stade de simple membre. Elle se consacre à sa peinture. Celle qui a donné au mouvement féministe sa dynamique deviendra un des grands peintres de son époque et demeurera une militante qui n’a jamais cessé de se battre pour la liberté, la cause palestinienne, les droits des femmes, la démocratie. Elle convaincra les paysannes qui viennent poser pour elle d’aller voter pour ne pas laisser la moindre chance à la droite.
La visite de Sadate à Jérusalem, les accords de Camp David ont été considérés comme une trahison par les partis de la gauche. La contestation ou l’échec prévisible de sa politique irrite Sadate, qui multiplie les arrestations: professeurs d’université et gens de religion, le pape des Coptes lui-même. Ismaïl est à nouveau en prison. Cette nouvelle ballade n’a pas duré. Sadate a été assassiné.
D’une Mort à l’Autre. Mort de Nasser. Assassinat de Sadate. L’auteur insiste sur le contraste. Pour Nasser, manifestations de désespoir qui frisent l’hystérie. Pour Sadate l’indifférence, on dirait même un sentiment de soulagement . La gauche égyptienne n’a jamais pardonné à Sadate cette paix séparée avec Israël. Le récit de Gulpérie en témoigne.
D’autres morts ont porté leur ombre sur l’histoire. Mort de la petite sœur Zozo avec son mari et sa fille nommée Inji comme sa tante et sa grand tante. Un seul rescapé de cet accident de voiture comme il en est tant sur les routes du désert: le neveu Hassan; il remplacera le fils que Gulpérie et Ismaïl n’ont pas eu. Mort d’Inji, à peine effleurée. Elle s’était toujours révoltée contre la coutume absurde qui écarte les femmes du cortège funèbre. A son enterrement une foule immense se pressera sous la tente de la mosquée Omar Makram. Des personnalités et un grand nombre de femmes.
Mais l’histoire de Gulpérie Efflatoun et d’Ismaïl Sabry ‘Abdalla continue, bien vivante, pour couvrir de nouvelles pages d’histoire